Les É.D.I.T.s [Explications du droit par informations et textes] consistent en notules complétant un cours d'Introduction générale au droit en regard de l’actualité canadienne et québécoise. Ce cours [DRT-1901] est offert à distance par l'Université Laval [http://www.ulaval.ca/].

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Le terme ÉDIT, malgré son caractère vieillot, convient à la double nature de nos messages : procéduraux et substantifs, parfois pointus, destinés, de façon pratique, à faire le lien entre le contenu du cours et l’actualité juridique canadienne et québécoise.
Le terme désignait un acte juridique du droit romain (le préteur annonçait l’organisation du procès dans un édit) ou de l’Ancien Régime (acte législatif portant sur une seule matière, ou une seule catégorie de personnes ou une partie seulement du territoire).
Ce choix évite la confusion avec les termes juridiques modernes : loi, décret, arrêt, décision, etc.

vendredi 29 octobre 2010

É.D.I.T./46-2010 Prescription--Agressions sexuelles--Criminel/Civil

1. Extrait du Bulletin de nouvelles de Radio-Canada le 29 octobre 2010 :

«Mineurs agressés sexuellement :Victoire partielle pour les victimes
La Cour suprême du Canada estime que la Cour supérieure du Québec a erré en rejetant d'emblée la poursuite au civil que Mme Shirley Christensen veut intenter contre un prêtre pédophile et l'archevêché de Québec, au motif que le délai de prescription de trois ans est échu.
Le plus haut tribunal du pays estime que la Cour supérieure doit réévaluer la preuve soumise par Mme Christensen « pour décider si les faits permettent de tirer des inférences établissant que la prescription n'a pas commencé à courir avant 2006 ou, possiblement, qu'elle a été suspendue en raison des circonstances de l'espèce. »
La cause en question oppose Mme Shirley Christensen au prêtre Paul-Henri Lachance et à l'archevêché de Québec. Le curé Lachance a agressé sexuellement Mme Christensen à la fin des années 70, alors qu'elle avait entre 6 et 8 ans. En 2008, il a été condamné au criminel à 18 mois de prison.
Mme Christensen veut maintenant obtenir le droit d'intenter une poursuite en dommages et intérêts de 250 000 $ contre le curé Lachance et l'archevêché de Québec, qu'elle tient responsable de la conduite de Paul-Henri Lachance. La victime a déposé une requête à ce sujet en juin 2007, mais en vain.
Saisie de l'affaire, la Cour supérieure a jugé que la requête était irrecevable, comme le plaidaient le curé Lachance et l'archevêché, au motif que la plainte porte sur des événements survenus 30 ans plus tôt, et que le délai de prescription de trois ans est échu.
Mme Christensen dit s'être confiée à ses parents alors qu'elle avait 8 ans. Ces derniers se sont rendus chez l'archevêque, qui leur aurait demandé de ne pas ébruiter l'affaire, en assurant que le diocèse réglerait la situation à l'interne. Les parents, fortement croyants et pratiquants, ont obtempéré.
Mme Christensen soutient que ce n'est qu'à l'été 2006 qu'elle s'est remémoré son traumatisme et qu'elle a pris conscience de l'ampleur des événements subis et des désagréments dont elle était victime depuis, notamment des traumatismes d'ordre psychologique. Elle allègue qu'elle était auparavant dans une incapacité totale d'agir et d'entamer des procédures contre les intimés.
La Cour d'appel avait maintenu la décision de la Cour supérieure. Elle avait conclu que les parents de Mme Christensen auraient dû réaliser le lien de causalité entre la faute du prêtre et le préjudice subi par leur fille dès juillet 1981. Comme ils n'étaient pas dans l'impossibilité d'agir, jugeait-elle, le délai de prescription s'appliquait.
Dans son jugement de vendredi, la Cour suprême soutient cependant qu'elle adopte les motifs du juge Chamberland, qui s'était dissocié de ses deux collègues de la Cour d'appel dans ce dossier et qui se montrait disposé à rejeter la requête en irrecevabilité.
Le juge Chamberland soutenait que les allégations contenues dans la requête de Mme Christensen situent le point de départ de la prescription à l'été 2006 et que seul un jugement sur le fond permettrait d'en apprécier le bien-fondé. Sur le plan du droit, le juge Chamberland soutenait que la jurisprudence permettait de conclure à la suspension de la prescription.
Au Québec, un plaignant ne peut obtenir de compensation financière si sa plainte au civil est déposée plus de trois ans après la commission des crimes allégués. Aucun délai de ce genre n'existe pour les causes au criminel.
La majorité des provinces canadiennes ont déjà reconnu ce problème et voté des lois qui invalident ou prolongent sans limites les délais de prescription dans les causes d'agressions sexuelles sur des mineurs. Au Québec, la loi n'a cependant pas été modifiée. C'est précisément ce que conteste Mme Christensen.»

2. Précisions juridiques (référence contexte, etc)
Il s'agit de la décision Christensen c. Archevêque catholique romain de Québec, 2010 CSC 44 (CanLII), http://www.canlii.org/fr/ca/csc/doc/2010/2010csc44/2010csc44.html rendue le 29 octobre 2010. Comme la décision ne comporte que 3 paragraphes et que la Cour adopte «les motifs du juge Chamberland, dissident», il faut s’en remettre à la décision de la Cour d’appel pour l’argumentaire sub nomine S.C. c. Archevêque catholique romain de Québec,
2009 QCCA 1349 (CanLII), [2009] R.J.Q. 1970, http://www.canlii.org/fr/qc/qcca/doc/2009/2009qcca1349/2009qcca1349.html
«[134] Le délai de prescription ne peut pas commencer à courir avant le jour où, pour la première fois, le détenteur du droit à exercer pouvait effectivement prendre une action en justice, c'est-à-dire à compter de ce jour où, pour la première fois, il connaissait, ou pouvait raisonnablement connaître, les trois éléments nécessaires à l'exercice de son recours (la faute, le préjudice et le lien de causalité entre la faute et le préjudice). Ce n'est, en définitive, qu'à compter de ce moment que les conditions juridiques du droit de poursuite se trouvent enfin réunies et que la cause d'action se cristallise.»
Remarque du juge en note : Règle maintenant codifiée à l'article 2926 C.c.Q :
«2926. Lorsque le droit d'action résulte d'un préjudice moral, corporel ou matériel qui se manifeste graduellement ou tardivement, le délai court à compter du jour où il se manifeste pour la première fois.»
3. Commentaires, questions
Ce jugement appelle plusieurs commentaires.
3.1 Distinction droit criminel et droit civil quant à la prescription et au fait qu’il y a co-existence des deux domaines.
3.2 Application de la discrétion judiciaire quant à savoir s’il y a suspension de la prescription.
3.3 Importance de la dissidence judiciaire : ici la Cour suprême reprend l’argument du juge dissident de la Cour d’appel du Québec.
«Dissident aujourd’hui, majoritaire demain» (© dl). Comme quoi il vaut la peine de lire un jugement en entier.
3.4 Aspects du droit : ce long chemin vers la CSC s’est fait sur une question de prescription (aspect ratione temporis), la qustion de fond, celle de la responsabilité civile délictuelle et des indemnisations en découlant, va maintenant être étudiée en première instance.
3.5 Sur le plan doctrinal, ce jugement est un clin d’oeil au mémoire de maîtrise de la doctorante et chargée de cours Me Julie Mc Cann de la Faculté de droit, dont une publication sort des presses en décembre 2010.
3.6 Tout ne fait pas jurisprudence. Voici un exemple où un juge prend ses distances :
«[52] En outre, la décision E.S. c. C.D.,[2004] R.R.A. 175 (C.S.) ne doit pas faire autorité. D’une part, les remarques du juge concernant l’interprétation de l’article 2904 C.c.Q. ne constituent pas le ratio decidendi du jugement. D’autre part, la décision s’écarte du fondement de l'article et des règles de la grammaire.» [ §52 de 2009 QCCA 1349].

4. Lien avec les modules du cours
La notion de prescription est d'abord présentée au Module 4 dans la panorama du droit québécois; elle est ensuite détaillée au Module 8, le temps et le droit.
La distinction entre les aspects substantifs et procéduraux dont la prescription est expliquée au Module 5.



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Québec, (Québec), Canada
Avocat au Barreau de Québec, Chargé de cours à la Faculté de droit de l'Université Laval